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Contentieux « Business & Human Rights » et droit de la preuve

Un contentieux naît, porté par une association de protection des droits humains, à l’encontre d’une société multinationale. Au-delà des questions de compétence, et de droit applicable, pour obtenir une condamnation encore faut-il être en mesure de « prouver ». Prouver quoi ? L’existence d’une faute de la société multinationale et/ou d’un lien de causalité entre cette faute et le dommage allégué.

Cet article a pour objectif d’expliquer pourquoi la preuve est un sujet important en ce qui concerne le thème « Entreprises & Droits Humains ». Qu’elles soient considérées comme des « obstacles » ou des « moyens de défense », les limites présentées mettent en relief les enjeux de transparence de cette matière.

Pas de preuve, pas de responsabilité

A défaut de présomption légale, « celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver » (1) . En matière contractuelle et délictuelle (ou « extra-contractuelle »), il faut prouver l’existence d’une faute, d’un dommage, et d’un lien de causalité entre ceux-ci. La charge de la preuve est donc en principe portée par le demandeur sauf « présomption de faute » en vertu de la loi, ou de l’obligation concernée (obligation de moyens ou de résultat).

A l’échelle d’un litige, le Code de procédure civile prévoit qu’il « incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention » (2). Les parties peuvent apporter des preuves et aussi demander au juge de prendre des mesures d’instruction afin de compléter les éléments de faits à sa disposition. Le juge peut également décider de prendre des mesures d’instruction d’office. Le principe de loyauté de la preuve limite le recours à certains types de preuve (par ex. : des enregistrements réalisés sans l’accord de la personne) (3). Toutefois, des exceptions ont été admises : le « droit à la preuve » de l’intéressé(e) l’emportant (4).

Le secret des affaires est-il un obstacle à la preuve dans un contentieux de violation des droits humains ?

Au droit à la preuve s’oppose quelques limites, parmi lesquelles figurent le secret des affaires. Le secret des affaires a été introduit dans le Code de commerce en 2018 (5) lors de la transposition d’une directive européenne (6), même si ce concept pré-existait à cette réglementation. La loi sur le secret des affaires a vocation à protéger les connaissances et savoir-faire qui confèrent un avantage concurrentiel à une entreprise.

Des dérogations au secret des affaires sont prévues par la loi, par exemple pour préserver la liberté de la presse ou la liberté d’expression des lanceurs d’alerte (7). De plus, la loi prévoit une sanction à l’encontre des personnes qui abuseraient de leur droit au secret des affaires (8). Cette protection accordée aux entreprises est donc mise en balance avec d’autres droits libertés, pour un droit à l’information du public.

Le secret des affaires peut être invoqué pour obtenir des aménagements lors d’une mesure d’instruction judiciaire. L’accès aux pièces susceptibles d’être protégées n’est pas bloqué, mais il est limité au juge seul. De plus, les parties sont soumises à une obligation de confidentialité (9). Dans le cas d’un contentieux relatif à une violation de droits humains, un tel aménagement empêcherait les associations demanderesses de mener toutes campagnes de communication activiste sur la base des éléments rendus publics durant le procès, mais aussi de prendre connaissance de potentiels violations supplémentaires.

Par contraste avec le secteur privé, il existe un principe de droit d’accès aux documents administratifs, avec des exceptions permettant de protéger entre autres les personnes nommément désignées, les mentions dites « sensibles » et… le secret des affaires (10). Les personnes intéressées disposent d’un droit de recours devant la Commission d’accès aux documents administratifs (« CADA ») en cas de refus d’accès aux documents, puis devant le tribunal administratif (11).

A titre d’exemple, en 2020, le Ministère de la transition écologique s’est fondé sur le secret des affaires pour refuser de communiquer à l’association Sherpa une liste d’entreprises concernées par le Règlement européen sur les minerais de conflits, malgré un avis initial favorable de la CADA (12) (plus ici).

Dénoncé par les activistes et les journalistes, plébiscité par les entreprises, le secret des affaires constitue un premier obstacle à l’établissement de la preuve. Une autre défense peut aussi en consister à remettre en question la légitimité d’une mesure d’instruction.

Sherpa c. Perenco : illégitimité de la demande de mesure d’instruction in futurum

Mise à jour 2022 : l’arrêt de première chambre civile de la Cour de cassation du 9 mars 2022 (n°20.22-444) a donné raison à Sherpa. La Cour considère que « la qualité à agir d’une association pour la défense d’un intérêt collectif en vue d’obtenir une mesure d’instruction sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile s’apprécie, non au regard de la loi étrangère applicable à l’action au fond, mais selon la loi du for en ce qui concerne les conditions d’exercice de l’action et selon la loi du groupement en ce qui concerne les limites de l’objet social dans lesquelles celle-ci est exercée« . La décision de cour d’appel commentée ci-dessous est cassée.

Dans un arrêt de cour d’appel de Paris rendu fin 2020 (13), le juge a confirmé un jugement rendu en référé en première instance par le tribunal judiciaire de Paris qui déboutait les associations Sherpa et les Amis de la Terre d’une demande de mesure d’instruction in futurum dirigée à l’encontre de la société pétrolière Perenco.

S’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé.

Mesures d’instruction « in futurum » – Article 145 du Code de procédure civile

Pour pouvoir obtenir que des mesures d’instruction in futurum soit ordonnées par un juge, le demandeur doit justifier d’un motif légitime. Pour apprécier l’existence d’un « motif légitime », le juge se pose la question de savoir si le potentiel litige a une quelconque chance de succès. Si l’échec est certain, la mesure d’instruction in futurum n’est pas accordée. En faisant ordonner des mesures d’instruction avant tout litige sur requête, une partie peut prendre un potentiel adversaire « par surprise » et s’assurer la conservation des preuves.

Dans les faits, les associations avaient déjà obtenu une ordonnance sur requête autorisant la réalisation de mesures d’instruction in futurum. Cependant, cette première ordonnance « n’a pas pu être exécutée » (13). C’est pourquoi une seconde ordonnance a été demandée, cette fois en référé (contradictoire) – à cette occasion, le juge n’a pas fait droit à la demande et les associations ont fait appel.

Les associations ont été déboutées de leur demande car d’après le juge, « cette demande étant en réalité irrecevable pour défaut de qualité des parties appelantes » (13). Le juge a considéré qu’en matière de préjudice écologique, la règle de conflit de loi prévue par le règlement européen « Rome II » ne permettrait pas d’envisager que la loi applicable au litige serait le droit français. En se positionnant en faveur du droit congolais (RDC), le juge en déduit qu’à ce titre les associations n’auraient pas qualité à agir en réparation du préjudice écologique. Le potentiel procès étant voué à déboucher sur une fin de non-recevoir, la demande de mesures d’instruction in futurum est irrecevable.

Cette affaire Sherpa contre Perenco, en cours [en novembre 2021], montre que le secret des affaires n’est pas le seul rempart à l’établissement de preuve dans un contentieux « business & human rights« . Le secret des affaires n’a d’ailleurs pas été invoqué par la société défenderesse, qui a concentré sa défense sur la question du droit applicable au litige. Dans un contexte international, les questions de compétence et de droit applicable peuvent fournir des défenses efficaces aux sociétés visées par des actions en responsabilité du fait de filiales de leur groupe (14 ; 15).

La dernière partie de cet article revient sur la question de la charge de la preuve en ce qui concerne la loi sur le devoir de vigilance.

La charge de la preuve de la loi sur le devoir de vigilance

La loi française sur le devoir de vigilance (analyse ici) impose à certaines sociétés ayant leur siège social en France, principalement de très grandes entreprises internationales, d’établir et de mettre en œuvre un plan de vigilance.

Dans les conditions prévues aux articles 1240 et 1241 du code civil, le manquement aux obligations définies à l’article L. 225-102-4 [établir et mettre en oeuvre un plan de vigilance, ndla] du présent code engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice que l’exécution de ces obligations aurait permis d’éviter.

Article L225-102-5 du Code de commerce

Pour obtenir la réparation du préjudice, le demandeur doit pouvoir prouver le lien de causalité entre le manquement aux obligations de l’article L.225-102-4 du Code de commerce et son préjudice. Or, dans les faits, pour les raisons susmentionnées, cette preuve peut être très difficile à apporter que ça soit dans un contexte français ou international (15 ; 16).

Il s’agirait par exemple d’obtenir des informations sur l’organigramme en France et à l’étranger, les étapes de mise en œuvre du plan, l’identité des responsables « Conformité » locaux, des études d’impact (13 ; 15)… L’entreprise pourrait alors avancer que ces informations sont couvertes par le secret des affaires. De plus, il n’est pas évident qu’une association agréée en France puisse faire ordonner des mesures d’instruction « par surprise » visant les filiales ou sous-traitants à l’étranger.

La loi sur le devoir de vigilance, tout comme la loi « Sapin II », impose aux sociétés concernées de fournir des éléments de contrôle de leur comportement. Toutefois, en matière de devoir de vigilance, l’existence et la conformité du plan, ainsi que la responsabilité de l’entreprise est appréciée par un juge. S’il est impossible d’apporter des preuves, l’efficacité réelle du régime de responsabilité créée par la loi pourrait être remis en question (15 ; 16 ; 17) .

Pour conclure

Alors que les fondements juridiques permettant d’engager la responsabilité des entreprises internationales établies en France s’étoffent (préjudice écologique, devoir de vigilance…) un bras de fer se joue sur le terrain de la preuve. Le secret des affaires s’oppose à des préoccupations socio-environnementales portées certes par des associations activistes, mais aussi voulues par le législateur. C’est pourquoi des propositions sont formulées pour aménager le secret des affaires et lui opposer un right to know. Quant aux questions de compétence juridictionnelle et de droit applicable, il s’agit de voir si la jurisprudence française évoluera dans le même sens que la jurisprudence anglo-saxonne sur le duty of care.

Sources

(1) Articles 1353 s. du Code civil

(2) Articles 9 s. du Code de procédure civile

(3) Civ. 2ème, 7 oct. 2004, n°03-12.653 P.

(4) Civ. 1ère, 25 févr. 2016, n°15-12.403 P.

(5) Loi n° 2018-670 du 30 juillet 2018 relative à la protection du secret des affaires

(6) Directive (UE) 2016/943 du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2016 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués (secrets d’affaires) contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites (Texte présentant de l’intérêt pour l’EEE)

(7) Articles L.151-7 et L.151-8 du Code de commerce

(8) Article L. 152-8 du Code de commerce

(9) Articles L.153- s. du Code de commerce

(10) Articles L.311-1 s. du Code des relations entre le public et l’administration

(11) Articles L.311-14 et R.311-15 du Code des relations entre le public et l’administration

(12) Sherpa, « Le secret des affaires invoqué par le Ministère de la transition écologique : Sherpa saisit le juge administratif », 14 octobre 2020, en ligne

(13) Cour d’appel de Paris, pôle 01 ch. 02 – 17 sept. 2020, n°19/206691

(14) E. Daoud, « Les limites actuelles de la lutte contre les crimes économiques », Revue Lamy droit des affaires, n°165, 1er décembre 2020

(15) S. Cossart et L. Bourgeois, « Les limites actuelles de la lutte contre les crimes économiques », Revue Lamy droit des affaires, n°165, 1er décembre 2020

(16) Y. Queinnec & F. Feunteun « La preuve de vigilance, un challenge d’interprétation », Revue Lamy droit des affaires, n°137, 1er mai 2018

(17) Q. Urban, « Le droit de la responsabilité et les groupes transnationaux » RTD com. 2021. 479, para.15.