Début novembre 2022, les associations Sherpa et Les Amis de la Terre ont assigné Perenco S.A. en réparation de dommages environnementaux qui auraient été causés par les activités du groupe Perenco en République Démocratique du Congo (RDC) (1). Cette assignation est réalisée sur le fondement de la réparation du préjudice écologique – un fondement prévu par le Code civil depuis 2016 (2).
L’originalité de cette assignation réside en ce qu’elle cherche à voir condamner la société-mère française Perenco S.A. à réparer un préjudice écologique survenu à l’étranger du fait (allégué) d’entités locales du groupe. Cette assignation est à mettre en perspective avec une première affaire Sherpa c/ Perenco qui avait abordé le droit applicable à une action portée par une association défendant des intérêts collectifs, cette fois en matière de mesures d’instruction.
La réparation du préjudice écologique par Perenco S.A.
Les associations font deux demandes devant le Tribunal judiciaire de Paris :
- La condamnation de Sherpa au paiement de réparations du préjudice écologique causé en RDC
- L’injonction devant être faite à Sherpa de « prendre des mesures pour faire cesser les dommages environnementaux et prévenir de nouvelles atteintes à l’environnement« .
Toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer (3). La loi française définit le « préjudice écologique » comme une « atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement« . Le texte ne précise pas que le préjudice écologique soit survenu sur le territoire de la République française.
Les associations de protection de l’environnement peuvent en théorie agir en demande pour la réparation du préjudice écologique. La loi prévoit des conditions restrictives. D’après l’article 1248 du Code civil seules les associations « les associations agréées ou créées depuis au moins cinq ans à la date d’introduction de l’instance qui ont pour objet la protection de la nature et la défense de l’environnement » ont intérêt et qualité à agir en réparation du préjudice écologique, pour l’intérêt collectif.
Quelle serait la faute commise par Perenco S.A. d’après les associations ? Sur son site, Sherpa soutient, au titre de l’assignation, « que la société française n’a pas pris les mesures nécessaires pour prévenir et mettre un terme aux pollutions, alors qu’elle détient la capacité d’intervenir et affirme avoir mis en place une politique RSE qui s’étend à ses activités à l’étranger. » Si cette faute était établie, les associations devraient également apporter la preuve d’un lien de causalité entre ces manquements et le dommage écologique à réparer.
Liens avec le devoir de vigilance français
Pourquoi cette action n’a-t-elle pas été portée sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance ?
Perenco S.A. n’est pas soumise à la loi sur le devoir de vigilance. A la différence des assignations sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance qui ont émaillé l’année 2022, l’assignation portée contre Perenco S.A. est fondée sur la réparation du préjudice écologique (article 1246 et s. du Code civil – voir ci-dessus).
Toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger établit et met en œuvre de manière effective un plan de vigilance.
Article L.225-102-4, I du Code de commerce
La loi sur le devoir de vigilance s’applique pour les sociétés concernées par les seuils de masse salariale décrits ci-dessus. En 2022, le groupe Perenco déclare sur son site compter plus de 6000 « collaborateurs » répartis dans 14 filiales en France et à l’étranger. Ce nombre est inférieur au seuil des 10 000 salariés dans le monde prévu par la loi sur le devoir de vigilance (4).
Quels obstacles pour une décision favorable aux demandes des associations ?
Eléments de contexte – l’affaire Sherpa c/ Perenco S.A. (2019-2022).
En mars 2022, la Cour de cassation a tranché en faveur de Sherpa dans une discussion procédurale sur le droit applicable à une demande de mesure d’instruction in futurum portée par Sherpa contre Perenco S.A. (l’arrêt de cour d’appel est commenté dans un précédent article de blog). Perenco S.A. avait déjà pu avancer que la loi congolaise était applicable pour déterminer la qualité à agir de l’association. La cour d’appel avait accueilli cet argument et avait apprécié que Sherpa n’avait pas qualité à agir, dans la mesure où la loi congolaise ne lui octroyait pas la possibilité d’agir (5).
La Cour de cassation a cassé l’arrêt d’appel du 17 septembre 2020 pour le motif suivant :
Il résulte des articles 3 du code civil, 31 et 145 du code de procédure civile que la qualité à agir d’une association pour la défense d’un intérêt collectif en vue d’obtenir une mesure d’instruction sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile s’apprécie, non au regard de la loi étrangère applicable à l’action au fond, mais selon la loi du for en ce qui concerne les conditions d’exercice de l’action et selon la loi du groupement en ce qui concerne les limites de l’objet social dans lesquelles celle-ci est exercée
Cass. 1ère civ., 9 mars 2022, n°20.22-444.
Sur la qualité à agir des associations.
La décision de Cour de cassation du 9 mars 2022 citée ci-dessus impose la loi du for et la loi du groupement (ici : la loi française) pour déterminer les conditions de d’exercice de l’action portant sur une demande de mesures d’instruction in futurum (loi du for) et les limites de l’objet social dans lesquelles cette action est exercée (loi du groupement).
Est-ce que Perenco S.A. avancera à nouveau que les associations Sherpa et Les Amis de la Terre n’ont pas la qualité à agir sur le fondement de la réparation du préjudice écologique ? Certes, la Cour de cassation a écarté la lex causae (loi du fond de l’affaire) pour la question procédurale précise qui lui était adressée dans le cadre du pourvoi en cassation ci-dessous. Néanmoins, l’action au fond dans le cas présent porte sur les mêmes faits que ceux présentés par Sherpa dans l’affaire sur les mesures d’instruction. Par conséquent, il est donc possible qu’en cas de défense portant sur la qualité à agir, il soit décidé que les associations ont qualité à agir si les conditions à remplir au titre du droit français sont réunis. En d’autres termes les associations devront justifier d’avoir été créées il y a plus de cinq ans, et d’avoir pour objet la protection de la nature ou la défense de l’environnement (art. 1248 C. civ. susmentionné).
Sur la qualité à agir de Perenco S.A.
Perenco S.A. pourrait opposer une fin de non-recevoir à la demande des associations en avançant un défaut d’intérêt à agir de Perenco S.A. La société française affirme ne pas opérer de gisements d’hydrocarbures ou toute autre installation en RDC (6). Autrement dit, tous les faits allégués par les associations sont du ressort des sociétés du groupe au en RDC, qui sont des personnes morales distinctes. Perenco S.A. pourrait avancer que ces sociétés auraient dû être assignées à sa place.
Droit applicable à une action en réparation d’un préjudice écologique survenu hors de France.
Est-ce que Perenco S.A. pourrait avancer que le droit applicable à la cause n’est pas le droit français mais le droit congolais ? C’est une possibilité, dans la mesure où la société avait déjà soumis cet argument dans le litige susmentionné, en mentionnant d’ailleurs les dispositions relatives à la réparation du préjudice écologique (7).
A l’opposé de l’argumentaire des associations, Perenco S.A. pourrait donc avancer que le droit applicable à la réparation d’un dommage écologique survenu en RDC est le droit congolais. La défense Perenco dans l’arrêt d’appel du 17 septembre se fondait entre autres sur le texte du règlement Rome II : c’est la loi du lieu du dommage, ou bien la loi du fait générateur du dommage, qui est applicable à un litige non-contractuel lié à la réparation d’un « dommage environnemental« (8). Pour Perenco S.A., ni le dommage, ni son fait générateur, ne se situent en France.
Cette question du fait générateur du dommage environnemental dans l’économie internationale a été abordé dans l’arrêt de Cour Suprême des Etats-Unis Jam, dans lequel les demandeurs arguaient que la décision de financement d’un projet en Inde par la Banque mondiale devait être considérée comme le lieu du dommage et le cœur du litige (lire l’article mentionnant cet arrêt sur le blog).
La décision de la cour d’appel, désormais annulée, semblait considérer également que le lieu du dommage et celui du fait générateur était la RDC et pas la France. A contrario, les associations vont probablement demander au juge de considérer (i) qu’une décision prise par les instances dirigeantes de Perenco S.A. puisse constituer un fait générateur d’un dommage environnemental/préjudice écologique, ce qui aurait pour conséquence (ii) que le droit français serait le droit applicable à la cause.
Maintenant que cet arrêt d’appel est cassé et que l’action au fond sur la responsabilité est engagée, l’issue de ce procès permettra d’y voir plus clair sur le droit applicable à une demande de réparation du préjudice écologique quand le dommage a lieu hors du territoire de la République française.
Sur la responsabilité de Perenco S.A. du fait du dommage environnemental causé par sa filiale.
Note: ce point de droit a déjà été mentionné dans un précédent article de blog.
Le juge ne traitera la question de la responsabilité sur le fondement du préjudice écologique que s’il considère que le droit français s’applique. Reste que pour le moment, il n’existe pas de jurisprudence de droit français selon laquelle une société-mère pourrait être considérée responsable au civil des dommages (environnementaux ou non) causés par sa filiale. C’est ce qu’avançait déjà la défense de Perenco S.A. dans l’arrêt d’appel du 17 septembre 2020. L’association Sherpa avançait quant à elle que Perenco S.A. pourrait être reconnue responsable au titre de manquements délictuels commis dans son « contrôle » des filiales en RDC, au titre de l’article L.233-16 du Code de commerce d’une part (9), et au titre d’un « contrôle de fait » déduit par Sherpa de l’organisation de la gouvernance du groupe. Quoiqu’il en soit, il n’existe pas de fondement clair permettant d’imputer une responsabilité délictuelle à une société-mère pour le fait dommageable d’une de ses filiales ou de ses sociétés contrôlées. Peut-être qu’au pénal, la « complicité »ou encore l’organisation du pouvoir en interne (10) aurait pu permettre de lier Perenco S.A. aux entités du groupe présentes en RDC, mais l’action est portée devant la juridiction civile. Enfin, il sera intéressant de voir comment les engagements en matière de RSE pourraient établir une preuve soit de l’absence de faute, soit d’un manquement fautif d’une société multinationale non-soumise à la loi sur le devoir de vigilance.
Sources
(1) Communiqué de presse publié sur le site de l’association Sherpa le 9 novembre 2022 (en ligne). Pour plus d’information sur les enquêtes réalisées par différentes ONG sur les activités de Perenco, voir le site de l’ONG Disclose (en ligne – consulté le 7 décembre).
(2) Depuis l’entrée en vigueur de la loi n°2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages.
(3) Article 1246 du Code civil.
(4) Pour information, un radar du devoir de vigilance publié par Sherpa et CCFD-Terre Solidaire avait identifié en 2021263 entreprises qui seraient soumises à la loi sur le devoir de vigilance.
(5) « les appelantes ne justifient pas davantage, s’agissant d’une action attitrée, que la loi congolaise donne qualité à des associations françaises pour agir à ce titre au titre de dommages survenus au Congo. » CA Paris, pôle 1 ch. 2, 17 sept. 2020, n° 19/20669.
(6) Propos rapporté de Perenco S.A. sur l’association Disclose, qui a mutualisé les résultats d’enquêtes menées sur l’impact écologique et social des activités des filiales de Perenco en RDC (en ligne).
(7) « contrairement à ce qu’affirme les associations, la question du droit applicable est essentielle et ne peut être reporté à l’action au fond, puisqu’elle détermine si les associations peuvent se prévaloir de l’article 1248 du code civil pour justifier de leur qualité à agir « CA Paris, pôle 1 ch. 2, 17 sept. 2020, n° 19/20669.
(8) Article 4, 1 et Article 7 du Règlement (CE) n° 864/2007 du Parlement Européen et du Conseil du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles ( Rome II ).
(9) Article L.233-16 du Code de commerce, 2° III : « II.-Le contrôle exclusif par une société résulte : (…) 3° Soit du droit d’exercer une influence dominante sur une entreprise en vertu d’un contrat ou de clauses statutaires, lorsque le droit applicable le permet.«
(10) Dans l’arrêt Cass. crim. 16 juin 2021, n°20.83.098, la Cour de cassation confirme la possibilité de retenir la responsabilité pénale d’une société holding du fait de ses représentants de fait, employés dans des filiales du groupe : « l’organisation matricielle, bien que dénuée de personnalité juridique, impliquait des liens hiérarchiques à l’intérieur des business groups et des zones géographiques, de sorte que se superposait, pour chaque agent, une double hiérarchie, d’une part de droit, au sein de la filiale qui le salariait et d’autre part, de fait au sein de l’organisation matricielle et transversale, dont relevait la procédure de recrutement des consultants et que cette double hiérarchie liait, de fait, à la société pour le compte de laquelle ils agissaient les acteurs impliqués dans le process«