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Responsabilité d’une banque pour l’usage illicite des fonds octroyés

Prenons une banque. Celle-ci octroie des fonds pour un projet. Disons que ce projet promet d’être un succès en termes de rendement, mais que des populations sont violentées, des fonctionnaires corrompus, et des écosystèmes détruits, dans sa mise en œuvre.

La banque devrait-elle être reconnue responsable d’avoir participé au financement de ce projet ?

A priori, la responsabilité juridique d’un établissement de crédit (ou « banque ») ne peut pas être abordée strictement comme la responsabilité de l’entreprise qui développe le projet sur place, ou bien de sa société-mère.

Pourtant, le droit américain a donné récemment en 2021 des cas concrets dans lesquels la responsabilité d’une banque pour l’usage défectueux des fonds alloués était questionnée. Par « usage défectueux », est visée l’utilisation des fonds pour un but n’étant pas prévu par le contrat et qui entraîne la commission d’une infraction (pollution, corruption…). En anglais, l’expression « misuse of proceeds » peut être utilisée.

Seront traités les cas Jam et Crédit Suisse, puis en fin d’article une ouverture analysant ces deux cas sous le prisme « entreprises et droits humains ».

Jam v. IFC : le financement est-il une faute ?

Le fait qu’un financement de projet cause un dommage peut-il suffire pour engager la responsabilité de la banque. Si le cas Jam ne répond pas à cette question, les questions soulevées proposent des pistes de réflexion intéressantes.

Les faits et le droit

Le financement d’une centrale en Inde cause des dommages socio-environnementaux et entraîne une action en responsabilité contre un bailleur de fonds international. La Société Financière Internationale (International Finance Corporation, « IFC ») avait financé un projet de centrale à charbon dans la région du Gujarat en Inde. Des dommages environnementaux qui ont affecté la population locale, ont été causés. Les victimes de ces pollutions ont cherché à engager la responsabilité de l’IFC alors même que cette institution internationale, banque de développement, se prévalait d’une immunité absolue à l’instar de celle dont jouissent les Etats. La Cour Suprême des Etats-Unis avait mis en cause cette immunité en cause (1) et renvoyé l’affaire devant la cour d’appel du District of Columbia (2).

La question du lieu de survenance du dommage est déterminante pour engager ou non la responsabilité de l’IFC. Les demandeurs considéraient que l’IFC avait commis une faute en autorisant l’octroi du prêt. Ils avançaient que le comportement de l’IFC constituait des fautes délictuelles non-intentionnelle (negligence) et contractuelle (breach of contract). En appel, le juge s’est intéressé à la localisation du cœur (gravamen) du litige. Les demandeurs avançaient que le lieu du dommage était les États-Unis : c’était à Washington, lieu du siège de l’IFC, que la banque avait octroyé le prêt et omis de mettre œuvre les diligences socio-environnementales nécessaires. Cette affaire illustre la manière dont des demandeurs originaires d’Etats bénéficiaires de l’aide publique au développement cherchent à obtenir aux États-Unis réparation du dommage subi dans leur pays d’origine. Mme la Prof. Muir Watt explique la manière dont la portée extra-territoriale du droit américain, au service de la protection des droits humains, a été progressivement restreinte par les juges de la Cour Suprême (3).

Finalement, le juge a considéré que le fait de décider du transfert de fonds à Washington D.C. ne suffit pas pour faire des États-Unis le lieu du dommage ; il n’y a pas de lien de causalité entre l’octroi d’un prêt et le dommage. Le juge de cour d’appel rappelle que pour déterminer le gravamen, les lieux d’une part du prêt et d’autre part de la « négligence dans la conception, la construction et l’opération de la centrale électrique en Inde. » (4) devaient être pris en compte. Chacune de ces actions ou omissions étant susceptibles d’avoir causé le dommage. Le juge a décidé que le cœur de la demande était constitué par les omissions de l’IFC dans la supervision et la due diligence qui auraient dues avoir lieu sur place au titre du contrat de crédit. En revanche, le juge réfute que l’octroi du prêt ait pu « causer effectivement le dommage » subi par les demandeurs (5). Le lieu de ces omissions se situent en Inde, et pas aux États-Unis, d’après le juge. Les éléments en lien avec l’Inde étaient les suivants, de manière non-exhaustive : les négligences durant la construction, la signature de la lettre de mandat et du contrat de crédit entre l’IFC et l’emprunteur, les visites de sites précédant et suivant l’octroi du prêt… Le « simple transfert de fonds en provenance des États-Unis n’est pas suffisant pour établir un ‘contact substantiel’ entre les États-Unis et le cœur de la demande. » (6) En outre, les demandeurs avaient indiqué que des cadres de l’IFC avaient été avertis des défaillances du projet par le médiateur de l’IFC. En l’absence de lien avec les États-Unis, il n’est pas possible pour les demandeurs d’invoquer une exception à l’immunité absolue de l’IFC devant les juridictions de ce pays.

Que retenir ?

Ce cas d’espèce informe sans trancher de manière décisive sur la responsabilité d’un bailleur de fonds international en cas d’usage défectueux des fonds octroyés. Cette décision américaine suggère deux choses, au moins. Premièrement, le seul fait d’accorder un prêt ne peut être relié directement par un lien causal aux dommages causés par le projet financé. Deuxièmement, il n’est vraisemblablement pas possible d’arguer que le lieu de survenance du dommage est le pays où la décision d’octroyer les fonds a été prise. Par conséquent, il est plus difficile pour des demandeurs de parvenir à faire juger leur cas selon les lois du pays en question – c’est ce qui était en jeu dans Jam avec l’application d’un statut américain sur l’immunité de l’IFC. Ainsi, les bailleurs de fonds internationaux voient une mitigation de leur risque d’être effectivement condamnés dans des cas de responsabilité similaire, au moins en ce qui concerne la jurisprudence américaine.

Crédit Suisse : sanction de l’information financière trompeuse

Les faits et le droit

Le Crédit Suisse a été condamné pour une infraction financière et a accepté une transaction avec les autorités compétentes. Le Crédit Suisse, une banque internationale suisse, a été condamnée par le Department of Justice (DOJ) américain, mais aussi par la Financial Conduct Authority britannique a une amende d’environ un demi-milliard de dollars (US). Dans le cadre d’un financement de projet de port de pêche au Mozambique, le DOJ a considéré que la banque avait commis une wire fraud, c’est-à-dire une escroquerie par moyens de télécommunications (7). La décision n’est pas un jugement, mais une transaction entre le DOJ et le Crédit Suisse, un deferred prosecution agreement (DPA).

Dans le cadre du financement de projet concerné, l’usage défectueux des fonds s’est traduit par des faits de corruption d’agents publics. Dans les faits, relativement complexes et rapportés dans le statement of facts attaché au DPA, des précisions sont apportées sur la fraude commise par le Crédit Suisse. La banque a octroyé un crédit au gouvernement du Mozambique, à hauteur de 800 millions de dollars (US) (8). Une partie de cet argent a été détournée pour de la corruption d’argent public, si bien qu’une fois construites, les infrastructures n’avaient été auditées pour une valeur ne dépassant même pas la moitié des fonds prêtés (9). Malgré cela, et en connaissance des risques de corruption qui avaient été rapportés en amont du financement, le Crédit Suisse a persévéré dans l’opération financière. Les créances de prêt ont alors été cédées à des investisseurs basés entre autres aux États-Unis (10).

Le Crédit Suisse a été condamné pour avoir informé de manière inexacte les investisseurs sur l’usage de fonds octroyés, en connaissance de cause. Il est reproché tout d’abord au Crédit Suisse d’avoir cherché à céder ces titres de créances aux investisseurs par l’intermédiaire d’une offre mensongère. Dans la mesure où deux banquiers du Crédit Suisse avait reçu des pots-de-vins, et étant donné que les risques de corruption avaient été notifiés au préalable, les déclarations que contenaient cette offre étaient fausses. Pour préserver leur rendement, la banque avait décidé de proposer aux investisseurs d’échanger ces titres de créances contre des obligations émises par le gouvernement du Mozambique (11). Le statement of facts indique que le prospectus d’information aux investisseurs dans le cadre de l’échange de titres de créances présentait des informations trompeuses sur la destination initiale des fonds prêtés (le use of proceeds) (12). Il est reproché au Crédit Suisse de n’avoir mentionné ni les pots de vin reçus par des banquiers du groupe et des agents publics, ni le risque élevé de détournement des fonds prêtés. En outre, les investisseurs n’ont pas été prévenus de la subordination du remboursement de leurs créances au remboursement de deux autres dettes supportées par le Mozambique, l’une d’entre elles ayant pour créancier le Crédit Suisse. Le Mozambique n’avait pour sa part pas révélé son réel endettement, qui rendait illusoire tout remboursement possible.

Que retenir ?

L’affaire Crédit Suisse indique que l’usage défectueux de fonds octroyés par une banque peut lui être reproché si le financement implique d’informer de manière transparente d’autres acteurs économiques, investisseurs ou autorités financières. Si la structure du financement prévoit des interactions avec des investisseurs, ceux-ci bénéficient ici d’une protection contre les informations trompeuses. A l’inverse du cas Jam, le caractère international du projet n’empêche pas au DOJ de poursuivre et de sanctionner la banque suisse Etats-Unis, car les victimes de la wire fraud sont américaines. Le Crédit Suisse avait d’ailleurs communiqué au sujet des créances litigieuses lors de road shows sur le territoire américain, ce qui a contribué à son incrimination.

Aller plus loin – Responsabilité du bailleur de fonds et droits humains

Une banque est-elle responsable de l’usage défectueux des fonds octroyés pour un projet ? Ces deux affaires questionnent la responsabilité du banquier dispensateur de fonds pour l’utilisation fautive, voire dommageable de ceux-ci dans le cadre d’un projet d’infrastructure dans un Etats du Global South (les pays « Sud »).

Le caractère effectif d’une sanction dépend de la nature de l’infraction et de la localisation du dommage. Les deux procédures sont relativement différentes. La première a lieu devant les juridictions fédérales américains, tandis que la seconde consiste en une transaction judiciaire avec reconnaissance de responsabilité de la part de la banque. Dans le cas Crédit Suisse, la banque ne fera plus l’objet de poursuite mais a été condamnée à une amende importante devant être payée à plusieurs institutions américaines et anglaises. Dans le cas Jam, il est très incertain que l’IFC soit condamnée à verser des dommages et intérêts aux demandeurs, des Indiens de la région du Gujarat.

Pour le moment, les sanctions ont vraisemblablement pour objectif de prévenir les infractions financières dans les pays financeurs, et non pas de réparer les dommages socio-environnementaux dans les pays où les projets sont financés. Le DPA sanctionne le détournement des fonds prêtés par le Crédit Suisse dans le cadre du projet au Mozambique en raison de la fraude commise auprès des investisseurs américains. Cette décision n’a pas vocation à réparer les conséquences de la corruption sur place. Si d’autres préjudices socio-environnementaux avaient été causés, le fondement de wire fraud n’aurait pas permis d’obtenir leur réparation. C’est pourquoi le cas Crédit Suisse n’a qu’un impact restreint en matière de droits humains des populations affectées par le projet financé. La portée extraterritoriale du droit américain ne bénéficie ici qu’aux investisseurs américains.

Sources

  • Jam v. Int’l Fin. Corp., 139 S. Ct. 759, 765 (2019).
  • Jam v. Int’l Fin. Corp., 442 F. Supp. 3d 162 (D.D.C. 2020).
  • Traduction libre : « the negligent design, construction, and operation of the power plant in India”.
  • Muir Watt, H., « De l’irresponsabilité des personnelles morales au regard du droit international : vers la fin du Alien Tort Statute ? », Revue critique de droit international privé, 2018, p.670.
  • Traduction libre « But IFC’s board of directors’ mere approval of the loan is not the conduct that ‘actually injured’ plaintiffs”.
  • Traduction libre: “The mere transfer of funds from the United States is not enough to establish « substantial contact » between the United States and the gravamen of the complaint”.
  • Les éléments de la wire fraud sont indiqués ici (en anglais). Celle-ci implique la participation intentionnelle à une escroquerie, dans laquelle des moyens de télécommunications entre au moins deux Etats américains (US) sont utilisés.
  • Crédit Suisse and DOJ DPA Para.38.
  • Crédit Suisse and DOJ DPA Para.65.
  • Ibid. para. 42.
  • Ibid. para 45.
  • Crédit Suisse and DOJ DPA Para.65.
  • Crédit Suisse and DOJ DPA Para.67.